Au coeur du Yukon

Chapitre 2

Illustration Au cœur du Yukon de Sophie Camus Hoguet
 
AURORA

2 kilomètres au sud de Pelly Crossing, 3 janvier 2024, 14 heures

 

La respiration en suspens, je positionne mes pieds l’un après l’autre sur les patins du traîneau dans une lenteur contrôlée. Mes chiens bondissent, hurlent, grognent, fous d’impatience que je prononce enfin le mot qui leur donnera l’ordre libérateur. Le traîneau vibre sous leur puissance. Leur will to go est à son comble. Je prends néanmoins quelques instants avant de les affranchir. Pour éviter quelques flocons, je plisse les paupières et rive mon regard au ciel cotonneux avec le cœur qui enfle dans ma poitrine. Un souffle oppressé s’exhale d’entre mes lèvres formant un petit nuage pailleté.

— Papa, si tu savais comme tu me manques. Tu as consacré toute ta vie à la Yukon Quest. Cette année, c’est moi qui remporterai cette course. Pour toi, papa.

Les yeux embués de larmes, je ravale la douleur vive de son absence.

Puis, je lance un dernier coup d’œil en arrière vers le chemin forestier dans lequel je me suis enfoncée et contrôle que mon pick-up ainsi que ma remorque soient bien à l’abri des regards. Matt ne devrait pas s’apercevoir de mon départ. Dire qu’il me croit en visite chez ma mère à Vancouver. S’il savait ce que je m’apprête à faire, il m’étriperait vivante. Il a beau être mon handler[1], cela ne lui confère pas le droit de m’interdire ce dernier entraînement. À pile un mois de la course, il est hors de question que je me plie à ses recommandations trop prudentes. Peu importe les conditions météo, je dois garder mes chiens en forme, aussi ces runs[2] de quelques jours sont la dernière occasion de le faire. Afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes le jour J, je dois à mes athlètes canins une préparation idéale et complète. Et ce n’est pas en nous préservant des conditions réelles de course que nous progresserons. Si les meilleurs mushers du monde relatent l’enfer de la Grande Course – 724 kilomètres aujourd’hui contre 1 600 par le passé –, ce n’est pas pour rien. Du fait du réchauffement climatique, la Quest a vu son parcours tronqué de près de la moitié de sa distance et sa ligne d’arrivée a été déplacée de Fairbanks en Alaska à Dawson. Pour autant, cela n’enlève rien à la rudesse de cette épreuve menée dans des conditions extrêmes.

Rappelée à l’ordre par les secousses qui parcourent mon guidon, d’un revers de manche, j’élimine la goutte qui commence à geler au bout de mon nez et gorge mes poumons d’oxygène. La nuit fera davantage chuter la température, ce qui me laisse environ trois heures pour réussir un run parfait. Mon objectif est de parcourir les 323 kilomètres de Pelly Crossing à Dawson en passant par le King Solomon’s Dome dont le sommet culmine à 1 219 mètres. Pour ce faire, je dois tenir un rythme moyen hebdomadaire suffisant avec un traîneau rempli du matériel et de la nourriture indispensables pour plusieurs jours.

— Alors, mes petits chiens, vous êtes prêts ?

Le seul son de ma voix relance le concert d’aboiements qui me confirme l’évidence. Pour anticiper la brutalité du départ, je resserre mes doigts sur le guidon du traîneau, prête à affronter ces ultimes jours d’entraînement. Les résineux bordant la large piste me font l’effet de dizaines de spectateurs silencieux. Enveloppés dans leurs blancs manteaux, ils sont les témoins de la motivation qui me galvanise. Ce qui me différencie des autres concurrents ? Je suis née pour gagner et ne suis prête à aucune concession. Mon seul objectif : la victoire.

— Togo, Balto, Laïka, Trakr, Youk, Daymon, Sealy, Quest, Klondike, wokwok, mush !

Sous la traction, la ligne centrale se tend et arrache littéralement les lisses[3] du traîneau déjà soudées au sol par le gel. Un appel d’air glacial s’insinue dans ma capuche me rappelant aussitôt les − 24 degrés qu’affichait le tableau de bord de mon 4X4.

— Doucement, les chiens. Avec les 110 kilomètres que nous devons parcourir aujourd’hui, on va devoir gérer notre vitesse mieux que ça.

Passés les premières dizaines de mètres, les aboiements se tarissent pour faire place aux halètements des chiens et au bruissement des lisses qui glissent sur la poudreuse. Au loin, seules quelques traces laissées par des animaux attestent que nous ne sommes pas seuls au monde.

Cramponnée à la barre, je laisse le vent fouetter le peu de peau apparente de mon visage, entre mon masque et mon cache-col remonté jusqu’à mon nez. J’extrais mon GPS de ma poche. Même si j’ai contourné de nombreuses règles de sécurité, je ne suis tout de même pas inconsciente. Mon boîtier de navigation indique ma position en temps réel et me permettrait de prévenir les secours en cas de problème grave – chose qui ne m’est jamais arrivée et que je préférerais autant éviter. L’écran clignote à plusieurs reprises. Avec un œil toujours sur la piste, je tapote mon petit boîtier contre mon guidon pour le faire revenir. Les chiens galopent à trente kilomètres à l’heure, une allure incroyable. Néanmoins, je dois canaliser l’énergie qui les anime à chaque départ. Lors des courses officielles, c’est pire : l’effervescence autour de la ligne de départ les excite encore plus. Pourtant, je ne peux retenir le sourire qui s’étale sur mes joues déjà échauffées par le froid. Je suis Aurora Davis, fille de Mike Davis, l’un des meilleurs mushers de la planète, et je compte bien prendre la place qui nous revient. Ce sera ma façon de lui rendre hommage.

Après une première dizaine de kilomètres sur cette piste dégagée, les chiens sont encore déchaînés.

— C’est bien Togo, c’est bien Balto. Vous faites du bon boulot.

Mon attention ne quitte pas mes chiens. Ils sont les garants de mon succès si je reste assez attentive à tous les signaux qu’ils renvoient. Mon père m’a appris à me méfier des redoutables pièges que réserve la nature sauvage du Grand Nord. Aussi, je dois gérer la puissance des chiens pour leur éviter de se blesser et prévenir des risques inutiles. D’autant plus que pour cet exercice taille réelle, je ne bénéficie pas du travail précieux des pisteurs qui préparent la voie pendant les deux semaines précédant le départ. Bien que la nature soit en perpétuel mouvement, je connais les pièges à éviter et les endroits où redoubler de vigilance. Et puis mon GPS est mon garde-fou quand les éléments me font douter. Malgré tout, je me soumets aux lois de Dame Nature. Comme tout sportif de l’extrême, j’accepte cette part de danger inhérente aux courses de traîneau à chiens.

Je profite de la couche épaisse de neige qui recouvre le sentier que nous n’allons pas tarder à quitter pour appuyer mon pied sur le frein et ralentir mon équipe de chiens, de toute évidence au sommet de leur forme.

— Là, vraiment, mes chiens, on ralentit.

Mes yeux sont rivés sur les oreilles de Balto et Togo. Elles sont de vrais radars réglés sur les fréquences de ma voix. Cette paire de chiens a une importance capitale. Avec moi, ils sont les têtes pensantes de l’attelage. Positionnés à plus de 15 mètres de mon poste de conduite, ils ont souvent la lourde charge de prendre certaines décisions de direction que moi-même je ne peux anticiper. J’ai une immense confiance en eux. La silhouette ténébreuse de Togo se découpe davantage sur la neige immaculée et tranche avec les autres chiens de la meute. C’est l’un de mes plus fidèles athlètes, compagnons, amis. Âgés de six ans, ces chiens appartenaient à mon père. Ils ont donc fait leurs premières armes à l’attelage avec le grand Mike Davis. En plus de leurs aptitudes extraordinaires, ils sont fiables et loyaux, et je reste convaincue qu’ils pourraient me conduire à l’autre bout du monde si je le leur demandais. Ils sont aussi le dernier lien qui me rattache à lui.

À mesure que nous progressons, les chutes de neige s’intensifient. Je plisse les paupières sous mon masque. Impossible de nier que Matt avait vu juste. Avec ce temps peu favorable, je peine à reconnaître le tracé. Mais rien ne nous garantit que les conditions soient meilleures le jour du départ, le jour de mon anniversaire – et de la mort de mon père. Sponsors, concurrents, le monde entier aura les yeux rivés sur l’enfant prodige du grand Mike Davis. Je ne peux les décevoir, je dois me montrer à la hauteur. C’est mon rêve à moi aussi. Même s’il n’a plus la même saveur aujourd’hui.

Devant ce premier embranchement, les chiens ralentissent enfin. La tempête de neige plus vive m’empêche de repérer la voie à suivre. C’est fou comme la nature peut changer de visage au fil des heures. Droite ou gauche ? Inutile de confier notre sort au destin. Je ne suis pas de ceux-là. Je préfère maîtriser tous les pans de ma vie en passant déjà par le bon sentier. Combien de grands champions dont la victoire était pourtant assurée l’ont-ils perdue pour une simple erreur de parcours ? C’est d’ailleurs l’une des premières leçons que m’a apprises papa. De nouveau, je secoue mon GPS pour afficher l’écran.

— Allez, djee[4] !

Les grands sapins qui bordaient notre chemin s’évanouissent. Nous débouchons dans une zone que je pourrais qualifier de dégagée si seulement on y voyait quelque chose. Par la force des éléments, notre vitesse est régulée à l’extrême puisque désormais, la progression devient difficile. Une bourrasque balaie l’attelage de côté si bien que je dois me cramponner pour rester à ma place. La neige fouette mon masque sans relâche. Les paupières plissées par réflexe, je peine à y voir clair. Ce n’est pas la première fois que je défie les éléments, alors je garde la tête froide. Néanmoins, mon cœur bat de plus en plus fort dans ma poitrine. Je pensais faire une halte à la cabane de Stepping Stone ; or avec cette tempête, j’ai dû la dépasser sans la voir. Je n’ai pas le choix, dès que j’aurais atteint une zone boisée pour me mettre à l’abri, ce sera l’arrêt forcé.

Dans ces conditions, le temps me paraît interminable. Enfin, j’aborde la lisière d’une forêt de grands pins et d’épinettes. La nuit déjà tombée se révèle sombre et opaque. Même avec ma lampe frontale, je ne distingue pas plus loin que mes chiens de tête. Pour m’assurer de ne pas me faire larguer par mes chiens, je commence par planter l’ancre pour bloquer le traîneau.

— Je sais mes chiens, ça ne fait pas plus de trois heures que nous sommes partis.

Je leur parle en haussant la voix couverte par les bourrasques. Chaque geste de mon rituel d’arrêt me semble plus compliqué. Avec cette visibilité réduite, je parviens tant bien que mal à retirer les quarante bottines et les petits manteaux rouges. Le plus compliqué est encore de maintenir mon réchaud allumé afin de fabriquer de l’eau. C’est le point primordial lors des arrêts. Aussitôt la neige fondue, je remplis quelques écuelles afin d’abreuver tout le monde. Pour cette fois, je ne leur prépare pas de bon repas étant donné qu’ils ont bien mangé tout à l’heure. Quelques snacks[5] suffiront largement. Enfin, j’étale au sol l’un des sacs de paille ficelés sur le traîneau. Cette couche permet d’isoler les chiens de la neige. Par chance, les arbres autour de nous agissent comme bouclier contre le vent qui siffle à travers les branches dans un bruit assourdissant. Je saisis mon sac de couchage et me place au plus près de mes partenaires à quatre pattes, le long d’un énorme tronc. Difficile de m’assoupir avec un tel raffut d’autant que je n’ai aucune idée du temps que nous allons passer bloqués ici.

 

Le lendemain matin, la colère des éléments n’est toujours pas apaisée. J’ai rarement vu une tempête aussi longue. Miwook, Klondike et Togo ne cessent de gémir. Même leur repas matinal ne les a guère calmés. Ils ne comprennent pas pourquoi nous ne reprenons pas la route. Moi non plus, je n’y tiens plus.

— OK, on y va, décidé-je sur un coup de tête. Doucement et sûrement, mais nous repartons.

Je range mon matériel en un temps record, prépare les chiens, les bottine, enfile leurs manteaux, lève l’ancre et nous reprenons la route dans l’opacité de la nuit qui ne s’éclaircira pas avant 11 h 30.

Première mission : rattraper la rivière Pelly gelée. Au prix de quelques heures chaotiques, nous abordons enfin la piste. Dans le faisceau de ma frontale, je localise des portions de glace presque à nu. Une couche régulière de neige la recouvre. C’est souvent à ces endroits que les chiens en profitent pour reprendre de la vitesse. D’un ordre sec prononcé le plus fort possible, je régule l’allure de Togo et Balto, en tête. Malgré le vent qui couvre en partie ma voix, ils finissent par obéir. Autant anticiper, car il est inutile de penser activer le frein sur une patinoire naturelle. La conduite de l’attelage canin sur rivière gelée s’avère d’une difficulté bien particulière. Je reste prudente et attentive aux pièges qui ne sont pas les mêmes que sur la terre ferme. Sur cette portion de piste, mon rôle est principalement de limiter notre vitesse, encore, afin de poursuivre sans embûches.

— Bien Togo, bien Balto, c’est bien Laïka, bien Trakr, bien Youk, oui Daymon, c’est bien Sealy, bien Quest, bien Miwook, toi aussi Klondike, hurlé-je à tue-tête.

Chacun leur tour, sans en oublier un seul, je félicite mes chiens qui le méritent déjà bien. Depuis hier, nous progressons presque à l’aveugle à tel point que je ne reconnais rien du panorama. Mon GPS qui ne cesse de clignoter dangereusement est mon seul point de repère.

Compte tenu de notre rythme ralenti, je pense que nous avons parcouru une dizaine de kilomètres. Le jour lève un voile blanchâtre, fantomatique, autour de nous. L’atmosphère me comprime les poumons. Ma respiration est difficile et pesante tant le vent nous fouette et nous agresse. Sans mon masque de protection, j’aurais bien du mal à garder les yeux ouverts.

Des zones plus sombres apparaissent sous forme de taches éparses sur la piste. De l’overflow[6]. À l’écoute de leur instinct, Balto et Togo contournent les endroits qu’ils jugent instables. Une fois de plus, je m’en remets totalement au flair de mes chiens, car d’ici, je ne discerne presque rien.

— Bien Togo, yap[7] ! l’encouragé-je pour lui signifier mon accord.

Soudain, une énorme détonation retentit suivie d’un sifflement strident. Mes épaules se crispent. Les chiens paniquent. Sealy est passée du mauvais côté de la ligne de trait. La chienne affolée tire pour tenter de s’échapper. Malheureusement, Klondike qui est positionné juste derrière elle l’imite.

— Non, non, non, doucement.

Pour réussir à les calmer, il faudrait déjà que je comprenne ce qu’il se passe. Mon regard cherche la cause de ces bruits. Les embardées des chiens emportent le traîneau dans un dangereux slalom. Je serre les dents en même temps que je place toutes mes forces sur le frein. Comme je le pensais, mon action est totalement inutile. Cramponnée au guidon, j’alterne les coups d’œil vers mes chiens et sur l’environnement dense à ma droite. Une tache brune se distingue peu à peu. Un animal sauvage ? Si c’est le cas, son odeur ne calmera pas la panique des chiens. Tenter de les arrêter coûte que coûte ou continuer de cette manière pour nous éloigner en risquant une blessure ? Fait chier ! Aucune des alternatives qui se présentent à moi ne paraît acceptable.

Tandis que mon cerveau tourne à 100 à l’heure dans l’espoir de trouver une solution, un craquement effroyable éclate. Un haut-le-cœur me retourne les entrailles et je me sens attirée vers le bas. Incapable de réagir, je me tétanise. Puis une sensation glacée me plonge dans l’enfer le plus redoutable. L’épaisseur de glace sur laquelle nous nous trouvions a cédé.

 

 

[1] Comme le palefrenier pour son cavalier, le handler apporte son aide au musher dans l’entraînement et le soin de ses chiens.

[2] Temps de course entre deux arrêts. Sur une course de longue distance, cela représente un parcours de 60 à 120 kilomètres sur une durée de cinq à dix heures.

[3] Semelles constituées de barres de glissement situées sous les patins du traîneau.

[4] Ordre de direction à droite utilisé par les peuples autochtones nord-américains pour sa ressemblance avec des cris d’animaux de manière à ne pas se faire repérer lors de la chasse.

[5] Barres de nourriture énergétique distribuées aux chiens pendant un run.

[6] Couche de neige et d’eau mélangées formant une sorte de boue qui ne gèle pas du fait qu’elle est protégée par la neige.

[7] Ordre de direction pour aller à gauche.