Au coeur du Yukon

Prologue

Illustration Au cœur du Yukon de Sophie Camus Hoguet

DESTINÉE

L’amour flambait en lui, ardent et fiévreux, l’amour profond, puissant, exclusif, cet admirable attachement du chien pour l’homme, qui a été tant de fois célébré et que jamais on n’admirera assez.

L’Appel de la Forêt, Jack London

 

Depuis bien avant sa naissance, ses prédispositions génétiques faisaient de lui le candidat idéal. Premier de portée, Togo montrait déjà tous les signes d’un futur champion. Sa volonté de partir en tête témoignait de ses futures capacités.

Le poil court et épais d’un noir d’encre, le regard franc d’un bleu à transpercer les âmes, Togo avait les yeux cerclés d’une teinte fauve qui intensifiait son allure impressionnante. Bien qu’il revête l’apparence d’un loup noir, il était un magnifique spécimen d’Alaskan husky. Une race issue de croisements de chiens aux dispositions incroyables pour l’attelage, parfois avec des loups, dans le but de développer leur rapidité, leur endurance, leur résistance et leur intelligence. Sans que l’on connaisse les proportions exactes héritées de chaque espèce, Togo avait incontestablement reçu les meilleures facultés. Néanmoins, il ne pouvait renier son instinct de meute bien marqué. D’un tempérament franc, vif et sûr de lui, il secondait sa maîtresse à qui il vouait une totale dévotion. À sa manière, il entraînait dans son sillage la meute de dix chiens avec la constance des meilleurs leaders.

La posture fière, le poitrail bombé, Togo se tenait droit prêt à endosser son rôle de chien de tête. Son harnais quadrillé sur le dos attaché à la ligne de trait et son collier relié par une cordelette à Balto, son binôme dans l’attelage, il peinait à maîtriser le feu qui se propageait dans ses veines. Insensible au froid tranchant et aux quelques flocons qui virevoltaient autour de sa truffe humide, il trépignait, bottines aux pattes. Il n’avait d’yeux que pour elle. À distance, il calquait sa respiration sur celle de sa maîtresse occupée à ses derniers préparatifs. Elle aussi était issue d’une famille exceptionnelle. Fille d’un célèbre champion de course de traîneau à chiens, elle se devait à son tour de remporter la Grande Course. Ce n’était guère une option, plus encore depuis la mort de son père.

Figé dans l’instant présent, Togo s’apprêtait à lui donner tout ce qu’il possédait :

son énergie,

sa fidélité,

son courage,

sa liberté.

Sans demi-mesure, il lui offrait à chaque fois ses tripes, son will to go[1], pour lui permettre de suivre les traces paternelles.

Le souffle court et saccadé de la jeune femme révélait la tension qui marquait ce départ. La musheuse embrassait son destin.

N’était-ce pas la seule forme d’amour qui puisse apaiser sa peine ?

[1] Terme employé par les mushers nord-américains pour définir l’envie de courir.

Chapitre 1

 

SILAS

Whistler, 14 juillet 2023, 21 h 30

 

La vie a dégoupillé une grenade qui a explosé dans ma tête. Depuis, un son strident et discontinu vrille mon cerveau. J’ai l’impression de me disloquer, mes chairs éparpillées autour de moi.

Comment peut-on abandonner une gamine comme elle ? Son connard de père n’a d’ailleurs même pas pris la peine de s’attarder sur son cas. Six ans que ce type vit sans la moindre idée de qui elle est, ce qu’elle fait, comment elle affronte l’existence.

Les coudes vissés sur la plaque de verre du bar, ma tête entre les mains, j’inhale une longue bouffée d’air pour me calmer. Non, décidément, ces conneries ne m’aident pas. Plus je force mes respirations, plus je suffoque. Alors, je saisis mon énorme chope de bière et descends l’or blond à grandes goulées. Dans un claquement sec, je repose mon verre. Mon collègue barman et ami sursaute et se retourne dans ma direction.

— Silas, tu connais le principe du boulot de serveur ?

Sans attendre ma réponse, il poursuit.

— C’est toi qui sers le client. Ton rôle n’est pas de vider les stocks en buvant les fûts toi-même.

Tandis qu’il termine sa phrase, je siffle le reste de ma pinte. Le liquide corsé aux arômes de houblon local me réchauffe la trachée jusqu’à l’estomac. Comme c’est la deuxième bière que j’avale, un léger état vaporeux commence à m’envelopper et atténue quelque peu mes sentiments de rage.

La taverne d’après-ski au style chalet dans laquelle je bosse se remplit peu à peu. Les discussions des clients bourdonnent à mes oreilles sans m’atteindre. D’un regard absent, je balaie la salle. Un pan de mur composé de pin, de cèdre et d’épinette tressés ensemble rappelant les paysages de montagne et de forêt autour du bâtiment trône en pièce maîtresse et apporte au lieu son âme et sa chaleur. Entre les petites tables en bois, un sofa, des fauteuils cabriolet et des poufs en tissu molletonné contribuent à cette ambiance décontractée et cosy. Ici et là, des appliques murales ou un lampadaire moderne en acier apportent une lumière jaunie. Une parfaite illusion d’un feu de cheminée en été. Ce décor, mélange de matériaux chaleureux et naturels avec la sobriété et la modernité du verre ainsi que de l’inox ne semble plus faire son effet.

— J’ai des circonstances atténuantes, déclaré-je, en m’essuyant la barbe du revers de la main.

Placé devant les spots qui éclairent les étagères chargées de verres, David, vêtu de son tablier marron, me fait l’effet d’un illuminé qui s’apprête à prêcher la bonne parole.

— Vas-y, fais-moi ton sermon.

— Figure-toi que moi aussi, j’ai mal au cœur pour Olivia. Ta nièce est la gamine la plus adorable que j’ai rencontrée. Ta sœur a vraiment du mérite de l’élever toute seule. Qu’est-ce que tu crois ? Ça me fout en l’air comme toi de savoir qu’elle a des problèmes d’argent.

— Ouais, je sais. J’essaie de l’aider comme je peux, mais je me sens nul. La remplacer pour son service certains vendredis soir est le minimum que je puisse faire.

Perplexe, David arque un sourcil de manière exagérée.

— « Remplacer » ? Le mot est un peu fort, non ?

Mon pote pouffe et se reprend pour enregistrer la commande du type qui s’installe sur le tabouret de bar à mes côtés.

— Bonjour, qu’est-ce que je vous sers ?

— Une bière, demande le nouveau venu d’une voix éraillée en hochant la tête.

Un chapeau comme ceux que portaient les antiques chercheurs d’or du temps de la ruée vers l’or du Klondike masque ses traits. Aussitôt, son profil atypique attire mon attention vaporeuse. Le type semble tout droit sorti d’un film de Lucky Luke, ou plutôt d’un roman de Jack London. J’hésite. Son visage buriné révèle certainement des conditions de vie plutôt rudes. Il porte un jean brut et une veste épaisse à grands carreaux. Un bûcheron, peut-être ?

— Originaire de Whitehorse ? tenté-je en me tournant franchement vers lui, les paupières plissées.

— Observateur, le petit gars. Mais manqué. Pourtant, je dois avouer que tu y étais presque. Dawson. Moi, c’est Byron Bibby.

Le type, aussi brut que son apparence, va droit au but.

— Silas West.

David dépose une chope de bière recouverte d’une couche de mousse devant lui.

— Merci.

Ce gars m’intrigue. Je me demande quelle vie il a pu avoir. Son père l’a-t-il abandonné, est-ce qu’il s’est tiré comme le mien ? Décidément, la malédiction paternelle sévit dans la mini famille constituée de ma sœur, son adorable progéniture, et moi. Pour nous trois, pas un père dans la balance.

— J’hésite entre cow-boy, bûcheron, trappeur et chercheur d’or.

Mon voisin de comptoir, qui a au moins le mérite de détourner mon esprit de mes préoccupations, éclate d’un grand rire de gorge.

— Avec Dawson comme indice, tu ne risquais pas de te tromper tant que ça. Couper du bois, chercher de l’or et trapper sont des activités qui précèdent les hommes de chez nous. Mon truc à moi, c’est le métal doré.

— Ça vous va bien. Vous semblez tout droit venir du temps de Jack London, Davy Crockett, ou…

— En tout cas, on peut dire que tu n’as pas ta langue dans ta poche, toi.

— Peut-être cette boisson euphorisante. Goûtez, c’est la meilleure de Whistler.

Le chercheur d’or plonge sa moustache envahissante dans sa boisson et en descend une partie avec avidité.

— Tu me plais bien, Silas West. Et toi, que fais-tu dans la vie ?

Avant de répondre, je lâche un long soupir qui trahit ma situation.

— Je bosse ici.

Le type écarquille les yeux.

— En ce moment ?

— Mouais.

— Toi, tu n’as pas la tête d’un type d’ici.

— Parce que je suis à moitié noir ?

— Nan, parce que tu es avachi sur ton tabouret à t’envoyer des pintes pour oublier je ne sais quel chagrin d’amour.

— Pas du tout. Et puis, l’amour ça n’existe pas. Tous les couples sont voués à l’échec donc je préfère ne pas foutre les pieds là-dedans. Autant me préserver de quelques emmerdes de plus.

— Alors, qu’est-ce qui pourrait bien te tracasser à ce point ?

— J’ai besoin d’argent, grimacé-je.

— Le manque d’argent n’est pas une maladie. Nous, les gars du nord, nous vivons au rythme de la nature. Nous nous contentons de peu et nous sommes les plus riches de cette planète.

— Venant de la part d’un chercheur d’or, quelle ironie.

De petits sillons de rides s’étendent autour de ses yeux, puis l’homme esquisse un sourire sous sa barbe.

— Tu as vraiment réponse à tout, déclare-t-il en hochant la tête sans discontinuer.

Byron plisse les yeux, faisant mine de réfléchir.

— Je ne suis pas certain que ce soit d’argent dont tu aies besoin, mais soit !

— Comment ça « soit » ?

— Je te propose un deal.

Cette fois, c’est moi qui fronce les sourcils tandis qu’il extrait quelque chose de sa poche de jean. Sur le comptoir, il dépose une belle pièce dorée. Mes lèvres s’entrouvrent malgré moi.

— On joue à pile ou face ?

— Je vous ai dit que j’avais besoin d’argent, donc je n’en ai pas à engager.

— Qui a parlé d’argent ? Non, je pensais plutôt à autre chose.

Désormais, je bois littéralement ses paroles.

— J’ai fait tout ce chemin depuis le nord pour retrouver quelqu’un qui habite du côté de Blackcombe Peak. On accède à son chalet après deux jours de marche. Si tu perds, tu m’y accompagnes.

— Hum, et si je gagne ?

— Je te propose une chance de devenir riche. Je te cède ma concession dans le Yukon pendant toute une année. Si tu te débrouilles bien, tu y trouveras suffisamment de richesses pour résoudre tous tes problèmes.

— Si je peux gagner tant que ça, il n’est pas vraiment équitable, ce deal.

Le chercheur d’or lève les mains au ciel pour prouver sa bonne foi.

— À mon âge, ce n’est plus ce genre de chose qui compte. Alors ?

Pendant quelques secondes, je reste en suspens, la respiration courte. Après tout, qu’est-ce que j’ai à perdre ? Dans un souffle, je bats des paupières pour accepter son pari.

— Pile, tu remportes la concession. Face, tu m’accompagnes dans la montagne.

Dans un mouvement ralenti, Byron lance la pièce dans les airs. Toujours en apnée, je la regarde tournoyer au-dessus de nos têtes. Les lumières reflètent leur éclat dans le métal doré. Il rattrape la pièce avec dextérité et la plaque sur le dessus de sa main. Je sonde le regard mordoré du vieil homme sans pouvoir y lire un sentiment. Mon cœur cogne dans ma cage thoracique. Puis, il relève sa main avec lenteur et nous fixons la pièce d’or.

Pile.

J’ai gagné.